Une chanson sur le métier

Publié le par vince

China Doll ( - Frank Borzage 1958)

 

 

 

 

Un film très trompeur sur sa nature: film de guerre ? Un mélodrame exotique et pleurnichard ? Le grand prix du canard laqué 1958 ? Il n'y a pas vraiment d'histoire d'amour ni de dilemme déchirant, de sauvetage impossible.

 

Quel serait alors l'enjeu véritable ? C'est simple. C'est l'acceptation de soi. Un apprentissage du décollage: dans le temps, vers la sagesse, au-delà de la survie. C'est une chanson en réalité. Une chanson improvisée qui propose des personnages, des situations, des scènes en guise de mélodie puis tente de la tenir en ajoutant des couleurs différentes. Cela suppose des ratures, des nouveaux départs, des intensifications et des relâchements. Les paroles viendront après. On trouvera bien une fin. Pour l'instant il faut tenir la ligne mélodique, décomposer les scènes en plans qui s'emboîtent bien, gérer les changements de tonalité, de cadre, de caches entre les figures, susciter le rire ou les larmes en prenant garde à bien les retenir. La fin (et les fins) de la chanson ne sont pas importantes. L'important est de commencer, de montrer l'étendue de sa palette sans l'utiliser pour autant. Les couleurs servent à se mettre en jambes (arrivée de la China Doll, constitution d'une domesticité, partir et revenir de mission…). 

 

Ayant avancé ses couleurs, le film demande à voir. Il reste en attente comme son groupe d'aviateurs, comme sa servante chinoise entre la chanson, l'amour, la nourriture et la boisson. Après tout il est bien calé dans les rides de Victor Mature, dans la largeur du noir et blanc de Clothier, dans ses pantoufles. Il peut bien mélanger ses couleurs dans le kammerspiel qu'il met en route. C'est une scénographie réduite et artificielle, une Chine de pacotille ayant été tellement rêvée qu'elle s'est éteinte. C'est 1958 transformé en 1943 pour l'époque de l'action et en 1929 pour le style de la reconstitution. La scénographie permet de jouer une une comédie triste, un théâtre domestique et militaire croisant le conte de fées morbide et l'amertume. Elle fait tout crouler sous les conventions, sous le poids des murs vétustes. Elle étrangle dans les tuniques trop serrées. De plus le film force les choses (fiancée vendue, vie en commun,  et se retrouve avec un récit en ruines, croulant. Les événements et les plans sont un bombardement trop important pour les personnages. Les acteurs rampent, accablés de sentiments encombrants, de missions trop nobles, de bottes trop grandes pour eux.

 

Le titre provisoire de la chanson: "Natte de jais et l'ourson fêlé". Mature est un colosse instable, titubant, fiévreux. C'est un morceau de glaise informe qui tient tant bien que mal en un seul morceau. Ou plutôt il sait rassembler ses morceaux après chaque cassure. Face à lui, une poupée de porcelaine dure comme la pierre, raccommodant la vie de son géant tout en subissant la lourdeur de ses parures. Leurs étreintes sont contre nature. Elles n'existent pas en-dehors d'une nuit d'orage et d'un bombardement mortel. Leur enfant est hors de tout. Il échappe à tout: au temps, aux bombes, à la vraisemblance. Il est le produit de l'amour et de la guerre. De l'amour contrarié par la guerre c'est entendu mais aussi de l'amour comme guerre: négociations économiques, gestion du ménage, le "Hello Joe" avec le salut militaire.

 

Le film a ceci de particulier qu'il efface presque entièrement ce refrain sur l'amour guerrier. En tout cas les dimensions monstrueuses sont atténuées par les ellipses des beuveries et des missions. Elles n'en restent pas moins présente pour qui y regarde de plus près: le petit orphelin chinois jouant les entremetteurs et les couveuses, la longueur du lit, le poids d'un corps sur un autre, le vrombissement des moteurs d'avion, l'immobilisme des parties d'échecs et des parades nuptiales, les traces de boue sur le sol. En tout cas les paupières sont trop lourdes pour ne pas se fermer. 

 

C'est l'histoire de la protection mutuelle d'orphelins qui se dessine peu à peu. Des orphelins apeurés et courageux aux yeux tristes et langoureux qui doivent se dépasser: alcool, prostitution, maladie, malchance. C'est une protection à coup de manteaux et de couvertures, de couvertures, de charbon et de polices d'assurance. Les hommes sont seuls, les femmes sont seules, les enfants sont seuls. Ils sont filmés ainsi: Mature seul au bar, enfants orphelins dans une pièce attenante, la poupée chinoise sur la route… Les grands sont portés par les petits et vice versa. Il leur est pareillement impossible de résister aux missions trop carrées, aux plans trop larges, à une comédie trop pénible. Alors après avoir ramper ils s'organisent pour pouvoir marcher. En rondes, en cérémonies, avec des fétiches pour accompagner les hommes au coeur de la tourmente (une poupée chinoise, une broche, un petit orphelin, un piano, une pizza, un bébé). Il faut pouvoir tenir le choc, survivre sous les décombres. Car la largeur confortable du cadre est un leurre: les accents doloristes et l'unité des scènes vole fréquemment en éclat. Une pièce ouvre sur une autre, un visage de femme éplorée ouvre sur une bataille aérienne, il est très difficile de diriger les avions et les hommes. 

 

Pourtant le devenir des orphelins enfants et adultes est de grandir: accepter une femme puis une famille, accepter une mission, être parents par procuration. Ils grandissement tellement qu'ils deviennent des statues immenses: la femme comme un bijou éclairée par une allumette, Mature redressé après son rétablissement, les poses des femmes regardant le ciel, les attitudes figées de Mature portant le corps de sa femme puis tirant à la mitrailleuse, la fille grandie et traversant les époques et les épreuves.  Borzage arrête la musique après une envolée finale qui venge de toutes les pesanteurs précédentes. Il reste calme mais il vient d'arrêter le nom de sa chanson. Ca sera: "Les orphelins sont des géants".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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